Jacques-Jacques rêvait d'être comptable

Par Morgane Roth 

C’est l’histoire de Jacques-Jacques, un lagopède de Laponie. Vous vous demandez sûrement ce qu’est un lagopède. Il s’agit d’un oiseau avec une petite tête et un corps bien dodu. Brun en été et blanc en hiver, il se fond dans le paysage sans trop de problèmes. 

Ce mardi matin, dans son nid du troisième étage du sapin du chemin, il s’étirait tranquillement. Son moineau-réveil continuait de piailler. Le voisin du sapin d’en face, cria à travers le chemin « Éteins-le ton piaf, tu réveilles toute la forêt ! ». Jacques-Jacques se leva tranquillement et dit à son réveilleur qu’il pouvait prendre congé. 

« D’ac d’ac ! J’y-j’y vais-vais Jacques-Jacques-Jacques-Jacques, dit le moineau bègue.

— Bonne journée, double-Jo. » répondit le lagopède.

Jacques-Jacques avait déjà plusieurs fois essayé d’expliquer au petit oiseau que s’il bégayait et disait tous les mots en double, il n’avait cependant pas besoin de dire son nom deux fois, étant donné que Jacques était déjà doublé. Mais le pauvre oiseau répondait toujours que son prénom était Jacques-Jacques et non Jacques et que s’il ne le doublait pas, ce ne serait pas cohérent avec son système de syntaxe bègue. Soit ! Le lagopède s’était alors accommodé de ce prénom quadruple.

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Après s’être coulé un petit jus de baies chaud, le volatile s’assit confortablement et prit ses notes pour réviser. Des pages et des pages couvertes de formules et de tableaux. Il en lu quelques pages en sirotant son jus.

Une fois sa boisson terminée, il se leva, se fit un sandwich en collant deux tartines ensemble et attrapa un dépliant sur son étagère. Il pencha le document qui se déroula trois fois. Une fois le papier ayant touché le sol, Jacques-Jacques le déplia encore huit fois dans l’autre sens. Son nid était submergé par un plan comptable. 

« Où en étais-je ? Ah oui, classe 4. Alors ça c’est, je ne regarde pas, dit-il en fermant les yeux. Compte de… compte de… de…. » Il entrouvrit un œil « Compte de Tiers ! » Il poursuivit ensuite sans trop de difficultés et récita : « 40. Fournisseurs, 41. Clients, 42. Personnel ». 

Il travailla d’arrache-patte toute la journée, entre jus de baies, tartines de confitures et grignotage de graines. Le soir pointa vite le bout de son nez. Il se dit qu’une petite sortie pour rejoindre les copains ne serait pas de trop après cette journée de révision. Il se peigna les plumes puis s’envola de son nid.

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Au centre de la forêt, il y avait de l’ambiance. Les jeunes étaient de sortie. Jacques-Jacques rejoignit ses copains attablés autour d’une souche.

« Alors Jacques-Jacques, tu vas bien ? On ne pensait plus te voir ce soir ! dit Billy, son ami l’écureuil.

— Hey les copains ! J’avais beaucoup de travail, je devais réviser. Demain j’ai mon jour d’essai pour devenir comptable, répondit Jacques-Jacques. C’est le cadeau de Noël que je me souhaite pour cette année.

— On espère pour toi que tout se passera bien, Noël c’est quand même après-demain.

— Oui mais ça fait tellement d’années que j’en apprends sur la comptabilité, j’ai lu des tonnes de livres là-dessus, c’est sûr que c’est pour demain !

— Ok bon en attendant, maintenant tu déconnectes, c’est le moment du karaoké ! »

Jacques-Jacques se leva, choisit une chanson, s’empara du micro et se mit à chanter. Il avait le rythme dans les plumes, une puissance vocale dans le bec et la fougue d’un rapace. Tout le monde était sous le charme de ce spectacle. Il enchainait les chansons sous les applaudissements de tous. Après quelques succès, il revint à la table.

« Je suis desséché, lança le piaf du rock.

— Tiens sers-toi, on vient de commander une autre bouteille. » répondit Aiselle, son amie la hase arctique.

 Un hibou au regard perçant se leva de l’autre côté de l’auditoire et s’approcha lentement mais certainement de la bande de copains.

 

« Bonsoir, dit-il.

— Bonsoir, monsieur, répondit le groupe de copains en chœur.

— Monsieur le lagopède, j’ai bien observé vos performances et vous avez du talent. J’ai une crique de concerts de l’autre côté du rocher et je suis toujours à la recherche d’artistes pour se produire. Les gens demandent du divertissement. Cela vous plairait-il de travailler en tant que chanteur ?

— Merci beaucoup de vous être déplacé jusqu’à moi, c’est gentil. Mais voyez-vous, j’aspire à être comptable.

— Ce n’est pas donné à tout le monde d’être comptable. Peut-être êtes-vous doué, en tout cas, il est indéniable que vous avez un talent dans la chanson.

— C’est gentil, merci, mais demain j’ai mon jour d’essai en tant que comptable et je connais mes formules sur le bout des doigts, je pense que ça ira tout seul.

— Très bien, alors je vous souhaite plein de réussite dans votre projet. »

 Le hibou quitta le groupe d’amis qui continua à festoyer toute la soirée.

 
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En rentrant, Jacques-Jacques repensa à ce que le hibou lui avait dit. C’est vrai que depuis toujours, tout le monde lui répétait qu’il avait du talent pour chanter et qu’il devrait en faire son métier. Seulement, pour lui, comptable était un métier gratifiant et reconnu.

Les renards et les lynx faisaient de la comptabilité. Beaucoup d’oiseaux étaient chanteurs, c’était trop banal. Jacques-Jacques voulait de la reconnaissance.

Troublé par ces réflexions, il ne trouvait pas le sommeil. Il décida alors de lire quelques lignes de son livre de comptabilité pour retrouver la sérénité et bien dormir.

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Le lendemain, le lagopède se réveilla aux aurores. Il se peigna, astiqua son bec, s’aspergea d’un peu d’eau de forêt puis alla préparer sa mallette. Un comptable sans mallette n’a pas la tenue complète.

Avant de partir, il posa une paire de lunettes sur son piffe de piaf. Il jeta un dernier coup d’œil dans le miroir. « Un vrai comptable, quel style ». 

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Arrivé à Chiffres Compagnie, il se présenta à l’accueil.

« Bonjour, je suis Jacques-Jacques, le lagopède. J’ai une journée d’essai pour devenir comptable.

— Bonjour monsieur le lagopède, dit l’écureuil à l’accueil. Remplissez ce formulaire.  Vous pourrez ensuite vous rendre dans la salle au fond du couloir. »

Jacques-Jacques prit le document qu’il commença à remplir. L’écureuil observait le lagopède.

« Si ce n’est pas trop indiscret, j’aimerais vous poser une question : pourquoi Jacques-Jacques ?  demanda l’écureuil en insistant sur le deuxième Jacques.

— Parce que mes parents aimaient beaucoup le prénom Jacques. » répondit l’oiseau sans lever les yeux du formulaire.

L’écureuil parut interloqué par sa réponse. Après réflexion, cela tombait effectivement sous le sens.

 Une fois rempli, il retourna le formulaire à l’écureuil et se rendit avec une marche des plus solennelles vers la porte au fond du couloir puis entra dans la salle des comptables. Il venait de mettre une patte dans ce monde si complexe des chiffres qu’il chérissait tant. La responsable du service, une louve, déboula. 

« Monsieur le Lagopède, bonjour, je vais vous montrer votre bureau, suivez-moi. Ici chacun a son poste de travail fixe. Les jours de travail sont fixes et les horaires aussi. Enfin, tout est fixe ici : les formules, les tableaux, les codes. »

Jacques-Jacques était tout excité.

Arrivé à sa place de travail, la responsable lui donna des consignes, alluma l’ordinateur et lança le programme de comptabilité ChiffresPolaires3000. Jacques-Jacques s’installa.

 

« Je vous laisse faire votre travail. On se revoit à la pause déjeuner. » dit la louve en s’éloignant.

Jacques-Jacques regarda la feuille de calcul. Il se lança et entra les nombres. Il y avait beaucoup de chiffres. Une fois la première colonne remplie, il réfléchit à la formule à appliquer. C’était difficile. Il se redisait toutes les formules, une à une dans sa petite tête. Mais comment savoir laquelle appliquer.

Le tout n’était pas de calculer, il était aussi compliqué pour Jacques-Jacques de voir l’écran et de taper en même temps sur les touches. Assis sur ses pattes, il ne lui restait plus que son bec pour écrire sur le clavier de l’ordinateur. Le tableau était grand et il y avait des cases par centaine. A chaque fois qu’il avait tapé un chiffre, il relevait la tête mais avait du mal à retrouver la case dans laquelle il venait de l’inscrire.

 

  -

A midi, la louve revint le voir.

« Alors comment s’est passé cet essai, demanda la responsable qui examinait le tableau à peine rempli sur l’écran de Jacques-Jacques.

— C’est difficile de savoir quelle formule appliquer à quelle colonne et c’est dur de synchroniser les calculs et les mouvements. Pourtant je connais tout en matière de comptabilité, toutes les formules par cœur.

— Il ne suffit pas de tout connaître par cœur. Cela demande de l’entrainement par la mise en pratique. Achetez-vous un ordinateur et entraînez-vous. Revenez-nous voir si vous parvenez à être plus à l’aise. »

 

  -

Jacques-Jacques sortit de Chiffres Compagnie et s’assit sur un rocher près de l’entrée. Il fixait la neige, tout triste qu’il était, quand tout d’un coup il entendit une voix.

« Que t’arrive-t-il petit lagopède ? » demanda la douce voix.

Jacques-Jacques se tourna et vit une pie avec un tablier et un gros chariot. Il hésita à se confier mais il était vraiment triste et un peu de réconfort ne lui ferait pas de mal.

« Je voulais tellement être comptable. Mais l’essai n’a pas été concluant. Je connais toutes les règles par cœur, toutes les formules, mais la pratique, c’est vraiment difficile.

— Ça viendra avec l’entraînement. Tu ne pensais tout de même pas t’asseoir sur ta chaise de bureau et être foudroyé de succès la minute d’après ? Il faut te laisser du temps. Dis-moi petit lagopède, pourquoi veux-tu être comptable ? demanda la pie.

— Parce que c’est mon rêve et que je pensais que ça se réaliserait pour ce Noël. C’est un métier si gratifiant, ils ont la reconnaissance de tout le monde, ils brillent à nos yeux. Si je n’y arrive pas, que vais-je faire ? Sans ça ma vie n’a pas de sens, elle est fichue. »

La pie fit un doux sourire à Jacques-Jacques avant de lui dire ces quelques mots qu’il écouta avec une grande attention.

« Ma passion à moi c’est le tricot, j’ai créé toute ma collection. Mais ça prend du temps de pouvoir en vivre, alors comme je suis douée en rangement et en nettoyage, j’ai fait de ça mon gagne-pain. Et chaque jour pendant que je frotte, mon esprit imagine des tenues, des styles et je les gribouille entre deux coups de chiffon dans mon carnet. Mon petit, fais autant de comptabilité que tu le souhaites, prends-y du plaisir, retentes ta chance autant de fois que tu veux pour en faire ton métier mais n’attends pas de devenir comptable pour vivre. Tu as apparemment appris beaucoup de choses sur cette discipline, tu as dû en lire des pages et en rêver des heures dans ta chambre. Maintenant, tu es passé à la pratique. Quand on arrive enfin à la place où on rêve d’être, on pense que tout va couler de source, mais c’est précisément à partir de là que tu vas en apprendre le plus. Sois patient avec toi-même. Et continue d’en rêver chaque jour. Peut-être as-tu d’autres qualités qui pourraient t’apporter une rémunération ? »

Le lagopède réfléchit un instant.

« Je suis bon chanteur, est-ce que ça compte ? demanda Jacques-Jacques.

— Bien sûr que cela compte. Alors pourquoi ne pas en faire ton gagne-pain ? Et à côté, tu peux continuer la comptabilité. Tu n’échoues que si tu arrêtes d’essayer. »

 

Jacques-Jacques remercia la pie pour ses mots puis rentra chez lui, rassuré de savoir que l’aventure de la comptabilité n’était pas terminée.

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Le lendemain, Jacques-Jacques retourna voir le hibou qui lui avait proposé un poste de chanteur et commença le soir même.

Il était vrai que chanter était une chose des plus simples au monde pour lui. Trouver la bonne note ou suivre un rythme était d’une grande facilité. Jacques-Jacques signa alors un contrat de travail pour donner des concerts cinq soirs par semaine.

Son nouveau travail lui permettait d’avoir un salaire sans dépenser trop d’effort et pendant son temps libre, il pouvait utiliser son énergie pour apprendre la comptabilité et faire des stages en entreprise. Il adorait aussi se mettre à son bureau la journée pour tenir ses comptes personnels, ceux de ses copains et réaliser toutes sortes de graphiques pour calculer économies et dépenses.

Jacques-Jacques avait le soutien de ses amis et une motivation chaque matin pour se lever : se perfectionner dans sa passion pour un jour devenir comptable. Pourquoi pas pour Noël prochain ?

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