KALA, par Lawaro
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KALA
par Lawaro
Un paquet épais, enveloppé dans un papier brun crasseux, est arrivé sur mon bureau dans les locaux de ma petite maison d’édition. Il trône là, tel un monolithe sombre, ignorant les piles de manuscrits qui l’entourent. Impossible de le manquer, mais pour une raison que j’ignore, je n’ai fait que repousser le moment où j’allais l’ouvrir.
Les choses ont changé ici à Wentzwiller depuis le départ de Kali, notre plus récente auteure. Nous avons échangé pour la dernière fois deux jours avant son voyage sur l’île de La Réunion. Un mois auparavant, j’avais demandé à tous les auteurs de ma maison d’édition de rédiger une nouvelle pour Halloween. Sans retour de la part de Kali, je me suis permis d’insister, prétextant qu’il s’agissait d’un bon moyen de travailler sa plume et de partager son talent avec le monde.
Pour elle qui s’apprêtait à partir à dix mille kilomètres d’ici, cette requête venait ajouter un objectif supplémentaire à son voyage en solitaire. Galvanisée par ce nouveau défi, elle avait décidé de s’intéresser au folklore réunionnais, retranscrivant ses recherches dans son journal de bord.
Sauf que Kali n’est jamais revenue. Plus étrange encore, elle a tout simplement disparu de la surface de la Terre.
Le papier kraft qui entoure le colis indique sa provenance : Saint-Pierre, Ile de la Réunion. Avec cette nouvelle information, je m’empresse d’ouvrir le paquet. Mon cœur s’accélère lorsque je découvre un carnet dont la couverture est faite d’un cuir vieilli. Un frisson parcourt mes bras lorsque mes doigts effleurent cette relique.
Nul besoin de l’ouvrir pour savoir qu’il s’agit du journal de bord de Kali. Je reconnais immédiatement son écriture, nonchalante et pourtant unique, qui demanderait des années de pratique à un lecteur non averti. Mais sur les premières pages, les lettres semblent plus appliquées.
Un étrange sentiment me pousse à refermer le carnet. Les questions se bousculent dans ma tête, le sang me monte au cerveau, accentuant le tumulte de mon esprit. Kali aurait dû revenir il y a trois semaines déjà, et son texte aurait été publié dans trois jours, soit le trente et un octobre.
J’observe un instant la liste de tâches, interminable, qui s’étend à ma droite. Quelques minutes seulement, je me persuade, poussée par une curiosité insatiable. Puis, je déglutis et m’apprête à plonger dans les méandres de son récit.
« Ma quête d’inspiration pour l’écriture de la nouvelle s’avère jusqu’ici infructueuse. Les onze heures de vol, associées au décalage horaire, ont eu raison de mes premiers jours sur cette île intense. Cela dit, je persévère. J’ai eu vent de nombreuses légendes locales, mais je souhaite d’abord déambuler dans les rues de plusieurs villages pour m’imprégner de l’atmosphère et construire le cadre de ma prochaine histoire.
Je suis actuellement dans le bus, de retour d’une plage merveilleuse appelée Grande Anse. J’ai eu la chance d’observer des baleines de très près. Un gramoun (un ancien en créole) m’a confié qu’elles se dirigeaient à présent vers le nord. Alors je pense descendre à l’arrêt Bassin 18 pour les observer depuis la Pointe de la Ravine des Cafres. »
— Vanessa ? m’appelle Mélusine, en cognant à la porte de mon bureau.
Je range précipitamment le carnet dans un tiroir et l’invite à entrer.
— Je te dérange ? me demande-t-elle, les bras chargés de son ordinateur portable. On avait une réunion…
— Ah mince ! Quelle heure est-il ?
Je regarde mon poignet, mais je me rappelle aussitôt que je ne porte jamais de montre.
— Navrée, j’ai… j’ai été happée par autre chose. Installe-toi, je t’en prie.
Tandis qu’elle me fait sa présentation sur l’organisation des salons de fin d’année, mon esprit flâne. Il s’impatiente de connaître la suite des aventures de Kali. Malgré mon désir presque malsain de partager quelques instants avec l’auteure qui aurait dû être parmi nous, je m’efforce de réfréner mon intérêt et de me concentrer sur l’exposé de mon employée.
Dès que Mélusine a quitté mon bureau, je me replonge dans la lecture du journal.
« Cette journée a été pleine de rebondissements. Après le magnifique ballet offert par une famille de baleines, j’ai erré dans un village des alentours, mon stylo dans une main et mon journal dans l’autre. Le soleil couchant teintait les nuages d’or, et les ombres s’allongeaient sur les cases créoles.
Quelques riverains m’ont gratifié de regards curieux en me voyant déambuler dans les rues sans même prendre le temps de me poser pour prendre des notes. Pareille à une machine à écrire ambulante, je noyais mes impressions sur les pages de mon carnet (j’espère pouvoir me relire) tout en m’imprégnant des effluves enivrants des plats en préparation, des épices qui embaumaient les cuisines extérieures… »
Au fil des pages, j’ai l’impression que l’air chargé d’embruns caresse aussi mon visage.
« En chemin, j’ai fait la rencontre d’un ancien pêcheur. Depuis l’ombre de sa varangue, il m’observait vagabonder, intrigué par mes prises de notes. Peut-être me prenait-il pour une enquêtrice ou une huissière de justice. Mais lorsqu’il a levé la main pour me saluer, je me suis approchée. Il m’a posé des questions sur les raisons de ma venue et les notes dans mon journal. Lorsque je lui ai parlé de ma quête d’inspiration et de mes recherches sur le folklore réunionnais, il m’a invitée à m’asseoir sous sa varangue pour boire un café.
Autour de plusieurs tasses de Bourbon Pointu, il m’a raconté que les histoires d’esprits et de fantômes étaient légion à la Réunion, sur cette île où la spiritualité est encore très présente. Il m’a parlé de créatures légendaires plutôt effrayantes comme Timize, Sitarane, et Grand-Mère Kal (il s’est amusé de la similarité de nos noms quand je lui ai dit comment je m’appelais).
Mais quelle pipelette, ce vieux pêcheur ! J’ai complètement perdu la notion du temps à ses côtés. C’est en apercevant une montre à gousset dans un vide-poche posé sur la table que je me suis souvenue de ma séance de yoga sur la plage. Quand j’ai demandé l’heure au vieil homme, il m’a offert la montre à gousset en ajoutant que cela m’éviterait d’avoir à demander l’heure la prochaine fois. J’ai refusé, mais il a insisté. Il avait vu qu’elle m’avait fait de l’œil.
Bon, j’ai fini par accepter son cadeau, même si la montre me semble un peu désuète. Elle a malgré tout un certain charme, au-delà de son aspect pratique. Le cadran, jauni par le temps, paraît presque hypnotique, tout comme sa mélodie.
Tic tac tic tac tic tac tic tac…
Le temps semble s’écouler plus lentement, bercé par ce doux rythme. »
Les jours passent pour Kali, influencés par une fatigue grandissante. La chaleur nocturne étouffante et les hordes de moustiques qui semblent l’avoir prise pour cible l’épuisent. Malgré les microsiestes à la dérobée sur la plage, elle se sent de plus en plus faible, si bien qu’elle se pense sujette à des hallucinations.
« Ça fait plusieurs fois que je suis réveillée en pleine nuit par des sons étranges. Ces cris, similaires à des rires de sorcière, m’empêchent de dormir. Mais c’est en discutant avec un restaurateur que j’ai découvert le pot aux roses. Ces rires sardoniques ne sont que le bruit des margouillats, ces lézards locaux qui s’infiltrent discrètement par les fenêtres. »
Elle raconte aussi avoir l’impression de voir la montre à gousset partout, sauf là où elle l’avait rangée initialement. Je la connais un peu tête en l’air, ça ne m’étonnerait pas qu’elle perde ses affaires, et la fatigue n’arrange rien.
Quant à moi, je reconnais que mon esprit s’égare aussi. Mes nuits sont courtes, et lorsque je ne m’écroule pas de fatigue en rentrant chez moi, je passe des heures à déchiffrer le journal de Kali. Ses notes sont décousues et sont accompagnées de dessins, plutôt de gribouillis, dans lesquels j’essaie de trouver des formes familières. Parfois, il me semble y voir des visages, des créatures aux yeux exorbités, ou encore des paysages lunaires.
« Cet après-midi, je me suis rendue dans un café qui donnait sur la plage. Au programme : smoothie au prix exorbitant et lecture de contes, des « zistwars lontan », comme on dit ici. Comme le veut la tradition, la conteuse commence son récit en criant « Kriké ? » et le public doit lui répondre « Kraké ! ». C’est une sorte de rituel amusant qui permet de se plonger dans l’ambiance du récit, en établissant l’interaction entre le conteur et son auditoire.
L’histoire du jour concernait justement la légende de Grand-Mère Kal. De nombreuses versions de son histoire existent, car transmise oralement, elle s’est transformée au fil du temps. Tantôt cruelle esclavagiste, tantôt esclave endeuillée, à chacun sa Grand-Mère Kal.
Dans le récit de la conteuse, Grand-mère Kal était dépeinte comme une riche propriétaire terrienne, cruelle et méprisante envers ses esclaves. Un jour, l’un d’entre eux, animé par un désir de liberté, ourdit un plan audacieux pour s’échapper. Avec ses compagnons d’infortune, il empoisonne leur bourreau. Ainsi, les esclaves parviennent à s’enfuir dans le cirque de Mafate.
En représailles, l’esprit de la méchante propriétaire se serait transformé en un grand oiseau noir, et on raconte qu’aujourd’hui encore, son cri si particulier prévient les familles d’un malheur imminent. »
Le sommeil me semble de plus en plus étranger. Il me paraît davantage comme une sensation passagère plutôt qu’un état physique. Le journal de Kali me tient compagnie pendant ces nuits blanches. Entre les pages qui décrivent sa quête d’inspiration, elle glisse les premières ébauches de sa nouvelle. J’aimerais pouvoir poser le carnet et fermer les yeux, mais ma curiosité est telle que je ne peux m’empêcher de décrypter la suite, comme si terminer son récit de voyage allait la faire revenir plus vite.
Hier, j’ai eu l’impression de rêver en plein jour. J’ai surpris mon esprit à imaginer les paysages réunionnais avec une telle vivacité que j’y étais presque. Les embruns marins ont caressé mon visage, déjà réchauffé par les premiers rayons du soleil. Les effluves de frangipaniers et d’ylang-ylang ont embaumé l’air de chaque pièce. Le chant des martins a résonné dans mes oreilles comme une douce mélodie.
Cependant, aujourd’hui, ces réminiscences ont pris une tournure plus sombre. Les parfums agréables se sont transformés en une odeur sulfureuse, le chant des oiseaux en croassements de rapaces, et la chaleur du soleil en une fournaise insupportable.
Ce soir, je reprends tout de même ma lecture du journal. Au fil des pages, j’apprends que les troubles de mon auteure s’intensifient, mais ne l’empêchent pas d’explorer l’île et ses mystères. Elle raconte avoir pris un bus pour se rendre à Cilaos. Après avoir négocié les quatre cents virages et surmonté une légère nausée, elle a rejoint un groupe pour une randonnée de quelques heures, offrant des paysages à couper le souffle.
En voulant saisir sa gourde pour s’hydrater, la montre à gousset a glissé de son sac et s’est écrasée sur le sol basaltique. Sans surprise, la vitre s’est fissurée. Elle indique qu’elle cherchera un artisan capable de la réparer avant de reprendre l’avion.
Le soir venu, elle se rend au gîte où elle passera la nuit. Après un copieux repas arrosé d’un cocktail de fruits frais, elle demande à Lucette, son hôte, de lui conter une autre version de l’histoire de Grand-Mère Kal.
« Dans le conte de Lucette, Grand-Mère Kal apparaît sous les traits de Kala, esclave dévouée et grand-mère protectrice. Après avoir guéri la fille de son maître, celui-ci lui offre la liberté. Elle part alors s’installer dans une ville voisine avec son petit-fils, Tikala. Cependant, le garçon, lassé de la vie paisible, commence à désobéir à sa grand-mère et se rend souvent en ville pour jouer avec les autres enfants. Mais à cause de la guérison miraculeuse de la fille du maître, une rumeur se répand à propos de la vieille femme, la qualifiant de sorcière. Un jour, lors d’une dispute avec les autres enfants, Tikala reçoit une très grosse pierre en pleine tête. Il ne se relèvera jamais. Pris de panique, les enfants jettent son corps dans un bassin. Kala, inquiète de la disparition de son petit-fils, le cherche sans relâche. Lorsqu’elle le retrouve sans vie au fond du gouffre, elle est inconsolable. Fortement affectée par sa disparition, Kala ne cesse de lui parler à haute voix comme s’il était encore en vie, lui contant des histoires et lui chantant des chansons. Un jour, en passant près du bassin, elle l’entend lui dire : « Je me sens seul, amène-moi des amis pour jouer avec moi ! ». Depuis lors, Kala capturerait les enfants qui errent dans les rues de l’île, minuit passé, et les lancerait dans le bassin pour tenir compagnie à son petit-fils. »
Finalement, ce que je retiens de ce mythe, c’est la complexité des histoires transmises oralement. Un même personnage peut être à la fois martyr dans un récit et bourreau dans un autre. Je me suis demandé un instant quelle version Kali allait choisir pour sa nouvelle. Puis, je me suis rappelé que les autorités locales ne l’avaient toujours pas retrouvée.
« Je ne parviens pas à trouver le sommeil, contrairement aux autres randonneurs dans les chambres voisines. Les murs sont si fins que j’ai l’impression qu’ils me ronflent au creux de l’oreille. Depuis trente minutes maintenant, j’entends des bruits étranges à l’extérieur du gîte. Comme un feu de cheminée qui crépite. L’envie de sortir de sous ma maigre couette ne me gagne pas, mais l’idée que je pourrais éviter un potentiel incendie me motive.
C’est très étrange… À la seconde où j’ai ouvert la porte qui mène sur le jardin, le bruit a cessé. En fait, dehors, il fait nuit noire, et le silence est écrasant. C’est sans doute la fatigue qui me joue des tours. Je vais lever la plume pour ce soir.
Autre fait encore plus étrange, alors que je viens de poser mon carnet et de me recoucher, j’ai senti un objet dur et froid en passant ma main sous mon oreiller. C’est encore cette montre ! Je suis sûre de l’avoir remise dans la poche avant de mon sac de randonnée. J’en mettrais ma main à couper !
Je vais faire un test. Mon journal en sera le témoin. Il est 23 h 45, et je viens de ranger la montre dans la poche intérieure de mon sac. Maintenant, je vais vraiment me coucher parce que le chemin du retour va être compliqué. »
Deux heures du matin. Bon, encore quelques pages, et je vais me coucher, moi aussi. Si le journal avait été organisé en chapitres, ça aurait été plus facile de me détacher du récit. Enfin, je pense. Les pages qui suivent traitent des cinq heures qui composent le chemin du retour vers Cilaos. Et je crois que c’est là que les choses ont pris une tournure vraiment inquiétante.
Le guide propose de faire une pause avant d’entamer les derniers kilomètres qui les séparent du centre-ville de Cilaos. Kali accepte volontiers. Ses pieds, à vif dans ses nouvelles chaussures, la font souffrir.
En s’asseyant sur un tronc d’arbre, elle ressent une vive douleur au niveau de la poche de son pantalon. En y glissant sa main, elle découvre avec effroi la montre à gousset. La fissure sur la vitre semble plus profonde. Son test de la veille se confirme : elle ne rêve pas. Quelqu’un se joue d’elle, ou bien… la montre se déplace toute seule. La panique commence à la gagner. Face à son visage pâle, le guide s’inquiète. Elle lui montre l’objet qu’elle tient entre les mains et lui demande s’il connaît quelqu’un qui pourrait le réparer. Mais au lieu de la rassurer, le guide pâlit à son tour et commence à marmonner des paroles dans un créole inaudible, accentuant la panique de Kali.
« Ce n’est pas une montre ! Ça, ce n’est pas une montre ! C’est ce qu’il a crié en pointant du doigt la montre à gousset. Il m’a ensuite ordonné de m’en débarrasser au plus vite, affirmant que cet objet maudit devait retourner d’où il venait. Avant de se tourner pour reprendre la rando, il m’a lancé : « Surtout, ne lui donne jamais l’heure. » Puis, il s’est éloigné, veillant à garder une bonne distance entre nous.
Je viens de regagner ma chambre d’hôtel. J’ai l’impression que les choses ne sont plus à leur place. Il y a quelques jours, j’aurais mis ça sur le compte de la femme de ménage. Mais ce soir, je ne suis plus sûre de rien.
La montre me nargue. Tic tac tic tac.
Je l’entends presque rire. Je ris avec elle. Peut-être que je pleure. Je ne sais plus. Il y a un feu qui crépite derrière ma porte. Impossible. C’est le couloir de l’hôtel.
Le sommeil me fuit. Même la musique ne parvient pas à calmer le tumulte de mon esprit. Il fait sombre. J’écris en dessous de mon drap, la lumière de ma dynamo éclaire partiellement mon journal. En dehors, il y a les moustiques et les pleurs, l’odeur de soufre et les rires des margouillats.
Tic tac tic tac.
Je n’ai pas besoin de vérifier. Je sais qu’elle est là, sous mon oreiller. Je l’avais pourtant enfermée dans le tiroir de la table de nuit. Mais j’en suis sûre, elle est encore plus proche de moi. »
Mes paupières sont lourdes, mais je lutte. Je ne m’endormirai pas avant qu’une page marquant un nouveau jour n’apparaisse. Résiste.
« Demain. Demain, j’irai la lui rendre. Je retournerai voir le vieux pêcheur. Je lui rendrai son cadeau empoisonné et je partirai sans me retourner. »
Après cette dernière phrase, je suis tombée de sommeil. Un sommeil de plomb, jusqu’à ce que la sonnerie de mon réveil sonne, pour la cinquième fois. Un sommeil si épais que même ma conscience était impuissante face aux cauchemars qui se succédaient. Hier soir, enfin, très tôt ce matin, j’ai été une esclave dans une galère où j’étais enchaînée et coincée entre deux individus inconnus. Je suis restée entre eux jusqu’à ce qu’on me tire sur une grande place bondée où l’on m’a vendue à un homme étrange coiffé d’une immense capeline blanche. Plus tard, j’incarnais une ombre poursuivie par le tic-tac infernal d’une horloge invisible, progressant dans les ténèbres infinies.
J’ai donc décidé de rester chez moi. Mélusine semble inquiète. Mon téléphone sonne à plusieurs reprises, mais je n’ai ni la force ni la volonté de décrocher. Je me fais couler un café, puis un autre. Puis, je reprends ma lecture.
« J’attends sous sa varangue. Il ne semble pas chez lui. Bizarrement, sa petite case me paraît moins chaleureuse que la première fois. La peinture écaillée sur les volets fermés lui donne des airs de maison abandonnée. Le vide-poche a disparu, tout comme la table et les chaises. Peut-être les a-t-il rangés à l’intérieur en anticipation de la tempête prévue dans quelques jours. »
Après cela, les pages se remplissent de gribouillis et de croix qui se chevauchent. Je trouve même une page entièrement noircie par son stylo. L’encre a bavé sur la suivante. Puis, le récit reprend :
« Ça fait maintenant une heure et demie que je l’attends. J’ai pensé à laisser la montre sur le pas de la porte, juste devant les volets, mais une étrange intuition m’en a empêchée. Je suis persuadée qu’à la minute où je vais tourner les talons, je la retrouverai dans ma poche. Quelque chose me dit que je dois la lui donner en mains propres. Mais l’attente devient insoutenable. La chaleur est étouffante, et les araignées géantes qui pullulent partout me donnent des frissons. Je préfère presque les moustiques. Si dans dix minutes, il ne revient pas, je pars. »
Et dix minutes plus tard, la voilà qui arpente les rues du village à la recherche d’une âme. Lorsqu’elle en croise enfin une, elle lui demande des nouvelles du vieux pêcheur qui habite au fond de l’impasse des Cocos. La première femme à qui elle demande ne daigne même pas lui répondre et poursuit son chemin. Elle n’insiste pas et se tourne vers un monsieur qui nettoie sa varangue. Celui-ci lui assure que personne n’habite à cette adresse. Il s’agace et rentre chez lui en claquant la porte. Finalement, c’est une vieille dame qui vient à sa rencontre et qui l’informe que la maison au fond de l’impasse est hantée.
« Seul le diable habite cette maison, m’a-t-elle dit d’un air grave. J’ai voulu lui raconter ce qui se passait avec la montre, mais au moment où j’ai fouillé ma poche pour la lui présenter, je ne l’ai plus trouvée. Un rire nerveux m’a échappé. Elle a dû me prendre pour une folle.
Je suis au bord de la crise de nerfs. J’ai oublié mon chapeau, alors le soleil me brûle le crâne, si bien que j’ai envie de me frapper la tête contre les murs. Même à l’ombre d’un frangipanier, je sens que je vais fondre. Il y a un snack avec une terrasse pas très loin. J’espère qu’ils ont du rhum ou n’importe quoi qui va calmer les démons dans mon esprit. »
Encore des gribouillis, des symboles étranges, et une tache brunâtre, sans doute du rhum. Je me demande combien de temps elle a ainsi erré, perdue dans ses pensées. Comme un fait exprès, c’est en prenant place sur une chaise que la montre à gousset est réapparue, dans sa poche.
« Je crois que je viens de voir passer le vieux pêcheur. J’y vais. »
Je l’imagine poursuivant cet homme, si tant est qu’il existe réellement. J’ignore combien de temps s’est écoulé entre le moment où elle l’a aperçu et celui où elle a repris la plume. Elle se trouve désormais dans une clairière, entourée d’arbres imposants. Elle ne se souvient pas du chemin emprunté, tant elle était concentrée à prendre le vieux pêcheur en filature. Ses efforts ont fini par porter leurs fruits dans cette clairière. Alors qu’elle reprenait son souffle, l’homme est soudain réapparu. Elle s’est approchée et lui a tendu la montre, mais il a tout bonnement refusé. Lorsqu’elle s’est énervée, le vieux pêcheur lui a dit qu’une personne souhaitait la rencontrer. Il lui a demandé de patienter ici, au cœur de cette forêt dense et dévorante, en attendant son retour accompagné de cette mystérieuse femme que Kali recherchait tant. Puis, il s’est éclipsé.
« Je devrais partir. Mais je suis paralysée. Il m’a dit que je pouvais me défaire de cette montre, de cette malédiction.
J’entends du bruit. Ce n’est rien.
Il me suffit de lui poser une simple question. Il m’a averti que si je refusais, la montre me suivrait partout et à jamais, et même la mort ne serait une échappatoire à mon funeste sort.
Tic tac tic tac tic tac
J’ai peur. J’ai l’impression que même le vent dans les feuilles conspire contre moi. Quand le vieux pêcheur reviendra, il me faudra choisir : poser cette question interdite et libérer l’esprit de la sorcière Kala en lui offrant mon enveloppe comme hôte, ou bien me taire à jamais et sombrer dans la folie.
Je me sens seule. J’ai peur.
Tic tac tic tac tic tac tic tac tic tac tic tac tic tac tic tac tic
J’entends quelque chose. Le froissement des feuilles. Des bruits de pas irréguliers. Il n’est pas seul.
Moi je suis seule, complètement seule. »
Mes muscles sont comme pétrifiés. Seuls mes doigts s’agitent pour tourner les pages où l’écriture a bavé, mêlée avec ses larmes. Et soudain, plus rien. La dernière page n’existe plus. Elle a été arrachée, emportant avec elle le destin de Kali. Peut-être contenait-elle les raisons de sa disparition ?
Je ne comprends pas pourquoi le commissariat de Saint-Pierre m’a confié ce carnet, qui est à l’évidence une pièce à conviction, qu’importe si des pages sont manquantes. L’affaire ne devrait pas être classée si rapidement. Il doit exister d’autres éléments à découvrir.
Je compose le numéro du commissariat local. Après quelques tonalités et un message automatisé, une voix masculine répond.
— Je ne comprends pas, Madame. Calmez-vous, m’enjoint le policier d’un ton ne dissimulant pas son agacement. L’affaire est classée sans suite depuis cinq jours déjà.
— Elle ne peut pas s’être volatilisée, quand même !
— Certainement pas, mais ici, les disparitions sont fréquentes. C’est une île dangereuse… Beaucoup se perdent en mer, en randonnée ou bien s’en vont de leur plein gré.
— Mais avez-vous au moins cherché autour de la forêt mentionnée dans son journal de bord ?
— Son journal ? répète-t-il, d’un air dubitatif. Aucun carnet n’a été retrouvé dans sa chambre d’hôtel.
Ma voix s’éteint le temps de remettre de l’ordre dans mon esprit.
— Je… je ne comprends pas. Vous m’avez bien envoyé son journal pourtant.
— Négatif, Madame. Quand bien même l’existence d’un carnet aurait été confirmée, il aurait été conservé comme pièce à conviction.
— Mais, alors—
— Madame, je suis navré. Nous ne pouvons rien faire de plus. L’affaire est close. Il est très tard ici, et chez vous aussi, j’imagine. Vous devriez—
Le son de sa voix m’insupporte. Je raccroche brusquement. Dans ma poitrine, mon cœur bat à un rythme frénétique, menaçant d’exploser. Mon corps tremble. Je me précipite dans la salle de bain, espérant que l’eau froide me rafraîchira. Je lève mes yeux vers le miroir et soudain, je sursaute, surprise par mon propre reflet. Mon cœur manque un battement. Un frisson dévale mon échine. Et la seconde d’après, la sonnerie de mon téléphone retentit. Un numéro inconnu. J’hésite un instant, puis décide de répondre, pensant que c’est peut-être le policier. Mais au lieu d’une voix, je perçois seulement un bruissement, comme le froissement de feuilles.
— Allô ? Allô ?
Sans réponse. Je raccroche. Je retourne au salon. Sur le sol, des ombres s’allongent, déformées par la lumière vacillante d’une bougie. Un vent froid s’infiltre par les fissures de la fenêtre, emportant avec lui comme des murmures incompréhensibles.
Le téléphone sonne à nouveau. Cette fois, le contact s’affiche.
— Vanessa ? Vanessa, tu m’entends ? résonne la voix inquiète de Mélusine. J’ai essayé de te joindre toute la journée. Tu n’es pas venue au bureau aujourd’hui. Est-ce que ça va ?
— Non. Ça ne va pas… Je crois que je perds la tête depuis que j’ai reçu ce carnet.
— Un carnet ? Quel carnet ?
— Celui que tu as posé sur mon bureau la semaine dernière.
Elle reste silencieuse comme si elle réfléchissait. Puis, elle répond d’un ton dubitatif qu’elle n’a rien posé sur mon bureau.
— C’est bien toi qui as déposé le colis en provenance de La Réunion ?
— Euh… non. On n’a rien reçu la semaine dernière, à part la facture d’électricité et le nouveau catalogue de l’imprimeur.
Le téléphone me glisse des mains. Je le rattrape et commence à chercher le carnet des yeux tandis que Mélusine continue de me poser des questions auxquelles je ne réponds plus. Impossible de remettre la main dessus. Comme elle insiste, je mets le haut-parleur et poursuis mes recherches.
— Je te répète que je le lisais il y a encore cinq minutes.
— C’était l’écriture de Kali ? me demande-t-elle, un brin de condescendance dans la voix. Tu en es sûre ?
— Mais oui, je te dis !
Quelqu’un frappa à la porte. Ce n’est vraiment pas le moment.
— Attends, ne quitte pas. Je vais ouvrir.
— Tu sais, je peux venir si tu veux. Si tu as besoin de moi, assure-t-elle par-delà le combiné, je peux être là dans dix minutes.
Étrange. Il n’y a personne, juste la nuit dévorante dont l’obscurité est brisée seulement par la faible lumière du lampadaire sur le trottoir opposé. Je vais refermer la porte quand un paquet posé sur le seuil attire mon attention.
— Vanessa ? appelle une nouvelle fois Mélusine. Que se passe-t-il ?
— Je… J’ai reçu un colis. Qu’est-ce que je fais ?
— Bah, ouvre-le.
Je ferme la porte et retourne au salon pour défaire le papier kraft entourant la boîte en carton. Une note, posée sur un tissu, dissimule son contenu.
Quatre mots. Une seule question. Mille battements de cœur.
« Quelle heure est-il ? »
Je m’empresse de retirer le tissu. Et là, l’objet que je redoutais apparaît. Mes doigts se figent. Mon estomac se noue et un vertige me submerge.
— La montre…
— Quelle montre ? Vanessa ? Tu es toujours là ?
— La montre à gousset. La montre maudite dont Kali parle dans son journal ! Celle qui la suit partout !
— Vanessa… Écoute, je crois que tu devrais te reposer. Je n’aurais pas dû t’appeler si tard, excuse-moi… D’ailleurs, quelle heure est-il ?
J’observe les aiguilles à travers la vitre brisée de la montre. Je serre les lèvres pour ne pas répondre, mais la pression est trop forte. Le tic-tac s’accélère, puis ralentit, comme s’il imitait les battements de mon cœur.
— Han ! s’exclame Mélusine. Il est déjà—
— Minuit. Il est minuit.
Une sonnerie stridente retentit dans mes oreilles. Ce n’est pas une sonnerie, mais un cri. Celui d’un oiseau nocturne. Et soudain, le silence revient. Et les ténèbres aussi.
— Vanessa ? Qu’est-ce que c’était ? Vanessa ?
Et sonne à minuit un tic-tac incessant, comme un glas funèbre et éternel.
— Tic tac tic tac tic tac tic—
FIN
***
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