Un voile entre deux mondes, par Margaux Grisweg

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Un voile entre deux mondes

 Par Margaux Grisweg 




 

Chapitre 1 

Le hasard, ça n’existe pas

 

À quelques heures d’Halloween, comme chaque année, toute la ville de Salem était en effervescence. Samhain, la fête des Morts, était le point culminant des festivités annuelles de la ville. Toute la population participait avec entrain et créativité aux décorations des maisons et des rues. La municipalité organisait des activités à thèmes pour les enfants, grimés de leurs plus affreux costumes. Les parents aussi s’en donnaient à cœur joie pour fêter, avec une douce frayeur, ces heures sombres où la nuit serait festive. Tout cela, sans oublier les hordes de touristes venus du monde entier pour vivre des expériences somme toute particulières : visite du cimetière commémoratif des Sorcières de Salem, exploration de divers musées plus excentriques les uns que les autres, déambulations dans des rues animées par des acteurs déguisés en Dracula, Beetlejuice ou encore Satan. 

Tous ces naïfs, pensa Rosa en indiquant pour la vingtième fois de la journée, l’adresse de la voyante star de la ville, Madame Rocher. 

Rosa n’en pouvait plus de cette mascarade d’Halloween, ce faux sang dans toutes les vitrines, les plaisanteries douteuses des vendeurs pour vous effrayer. Chaque année, c’était le même cirque, et chaque année Rosa se promettait de quitter Salem durant le mois d’octobre, mais chaque année, elle faillait à sa promesse. Quelque chose qu’elle ne savait expliquer la poussait à rester et, malgré elle, à participer à cette tradition ancestrale. 

— Rosa, peux-tu servir ce monsieur sur la terrasse, s’écria Claire, sa patronne, depuis le comptoir, alors qu’elle servait trois clients passablement agacés d’avoir dû faire la queue pour de simples cafés. 

— Oui, bien sûr ! Je m’en occupe tout de suite, répondit la jeune femme en attrapant son carnet de commandes. 

L’homme en question était assis face à la rue, un long manteau noir sur le dos. Il se dégageait de lui une aura mystérieuse. Peut-être était-ce sa barbe ou alors la manière singulière qu’il avait de se tenir, comme s’il était compressé de toutes parts, alors même qu’il avait choisi la table la plus éloignée et tranquille de la terrasse. Rosa se présenta à lui avec son sourire le plus aimable.

— Bonjour monsieur, avez-vous fait votre choix ? 

— Oui, un café allongé s’il vous plaît.

— Ce sera tout ?

À cet instant, il leva les yeux vers Rosa et leurs regards se croisèrent durant quelques secondes. Des secondes qui parurent une éternité à la jeune femme, car un sentiment étrange s’empara d’elle. Une émotion intense se déploya dans son corps et sans raison aucune, des larmes emplirent ses yeux. Puis, aussi soudainement qu’elles étaient montées, ses larmes s’envolèrent et l’homme lui sourit.

— Oui, merci, ce sera tout, répondit-il d’une voix suave. 

Rosa tourna les talons et alla préparer la commande de ce client qu’elle trouva vraiment très singulier. Elle dut s’y reprendre à trois fois pour remplir la tasse de cet inconnu, tant l’expérience qu’elle venait de vivre l’avait chamboulée. Lorsqu’enfin elle ressortit sur la terrasse, l’homme avait disparu. Cependant, un épais ouvrage l’attendait sur la table. 

— Non, mais franchement, c’est quoi ce comportement ? s’emporta Rosa en posant furieusement son plateau sur la table voisine. 

Elle chercha l’homme des yeux. Peut-être avait-il vu une connaissance et était-il allé la saluer ? Il ne tarderait pas à revenir, se dit-elle. On ne part pas, en laissant un livre aussi beau et probablement coûteux sur la terrasse d’un café. Elle patienta encore deux minutes puis rapporta la commande et le livre à l’intérieur. 

— Où est passé le client ? s’étonna Claire. 

— Parti, répondit calmement la jeune femme.

— Ce n’est pas croyable, les gens pensent vraiment qu’on n’a que ça à faire dans la journée ? explosa la patronne. 

Et voilà que Claire démarrait au quart de tour pour se plaindre de l’attitude des gens, que le respect était perdu et la gentillesse enterrée depuis bien longtemps. Rosa connaissait le topo, Claire ne ratait jamais une occasion de laisser aller sa frustration et pas une semaine ne passait, sans que Rosa n’entende son laïus incendiaire, d’autant plus que Claire était sa tutrice depuis 24 ans. 

 

La jeune serveuse rangea le livre à l’abri, au cas où son propriétaire reviendrait le chercher, puis continua son service jusqu’à ce que les lumières des réverbères inondent les rues et sonnent la fin de sa journée de travail. 

— Rosa, ma douce, est-ce que tu pourrais terminer le rangement ce soir ? Je dois aller à la banque avant qu’elle ne ferme pour le week-end, implora Claire d’une voix fatiguée. Je ramènerai des plats chinois pour le dîner !

— Pas de souci, prends ton temps. Je m’occupe du bar, répondit Rosa. 

— Tu es un ange, ma belle, lança sa tutrice en lui faisant un bisou sur la joue. Je n’en ai pas pour longtemps. À toute, finit-elle par dire en claquant la porte, que la jeune serveuse s’empressa de fermer à double tour, avant qu’un dernier client ne tente le tout pour le tout, juste pour avaler un expresso à la hâte. 

 

Rosa appréciait ce moment à la fin de son service, le bar redevenait calme et serein. Elle passa de fenêtre en fenêtre pour clore les stores vénitiens, respira l’odeur du café chaud qu’elle venait de se faire couler et augmenta le volume de la sono. Ensuite, elle ramassa les dernières tasses laissées vides ici et là, passa le balai entre les tables, remplit les réserves pour le lendemain et enfin s’offrit une part de cheesecake à la citrouille en guise de récompense. Brusquement, son regard fut attiré par une lueur bleutée qui provenait de l’étagère la plus basse du comptoir. Rosa avait complètement oublié la présence du livre. Elle s’avança prudemment. Probablement ne s’agissait-il que d’une farce pour Halloween et peut-être qu’en l’ouvrant de la peinture bleue lui exploserait au visage ? Comme pour les billets de banque volés. Cependant, tout en s’imaginant qu’une farce était en cours, la jeune femme ne put réprimer l’envie d’ouvrir l’ouvrage qu’elle tenait à présent entre ses mains. Il était lourd et semblait très ancien, pourtant encore en très bon état. Le cuir constituait en majorité la couverture, ce qui avait dû le protéger des érosions du temps. Le titre du livre était écrit en lettres dorées, L’Histoire de la Magie au cours des siècles. 

Rosa effleura du bout des doigts les lettres qui s’offraient à elle puis retourna délicatement le livre à la recherche d’autres informations, mais le dos était vierge de tout mot ou illustration. Aucun auteur n’était cité. 

Sa curiosité piquée au vif, elle prit l’ouvrage sous son bras et monta à l’étage dans l’appartement qu’elle occupait avec Claire depuis de nombreuses années. Elle fila dans sa chambre et se précipita sur son lit. Pendant un instant, elle observa le livre sous toutes ses coutures, cherchant un détail, un fil qui provoquerait ce fameux jet de peinture ou quelque variante surprenante. Mais non, tout semblait en ordre, mis à part la lueur bleutée qui s’était éteinte. Courageuse, elle décida d’ouvrir le livre, tout en fermant ses yeux par réflexe. Une seconde, puis deux, toujours rien. Elle rouvrit les yeux et, soulagée qu’il ne s’agisse que d’un simple ouvrage, tourna les premières pages jusqu’à ce qu’elle découvre un avertissement écrit à l’encre rouge. Spontanément, elle le lut à voix haute.

 

Avertissements pour le lecteur ! Cet ouvrage n’est pas un simple condensé d’Histoire de la Magie. Ce grimoire vous entraînera vers un voyage dans le temps. Un voyage dans un univers sombre et dangereux, où les âmes des défunts et des vivants se côtoient en un seul et même endroit. Soyez attentif à votre intuition et n’oubliez pas qui vous êtes. Le temps est malicieux et l’esprit n’est pas toujours le meilleur compagnon de jeu. 

 

Rosa eut à peine le temps de se dire qu’il s’agissait d’une farce, d’entendre les appels de Claire dans l’escalier, que soudain la lueur bleutée jaillit à nouveau du grimoire et l’entraîna avec elle à travers une brèche nouvellement ouverte au centre du livre.

Claire toqua à la porte de la chambre de sa pupille, jurant avoir entendu un cri, mais Rosa n’était plus là. 

— Tiens, c’est étrange. Jamais elle ne serait partie sans avoir mangé ses plats chinois favoris, dit-elle tout haut en regagnant la cuisine à la recherche de sa protégée. 

 






Chapitre 2

Le Cabinet de Curiosité

 

La chute de Rosa fut rapide. En un claquement de doigts, elle se retrouva piégée dans la lumière bleue qui l’enveloppait puis, l’instant d’après, elle atterrissait sur le plancher d’une pièce de la taille d’un petit salon de style ancien. Des portraits d’inconnus étaient accrochés aux murs, un épais tapis couvrait le sol tandis que des fauteuils style Louis-Philippe ornaient cette modeste antichambre. 

Le cœur de Rosa sembla sur le point d’exploser. Comment est-ce possible  Quelle magie noire m’a entraînée dans cet endroit ! Qui était cet homme au café ? 

Pourquoi m’avoir laissé le livre à moi ? Pourquoi l’ai-je ouvert ?

Une multitude de questions s’entrechoquaient dans son esprit, mais de toutes, la plus importante restait celle-ci : comment diable rentrer chez moi ?

Brusquement, comme si quelqu’un ou quelque chose avait lu dans sa tête, une porte à double battant s’ouvrit d’elle-même, invitant Rosa à pénétrer dans une pièce plus grande et richement décorée. 

D’abord hésitante, elle sentit un léger mouvement froid dans son dos, la poussant vers ce cabinet. Malgré sa réticence première, elle n’eut d’autre choix que d’avancer dans cet antre à la fois bizarre mais ô combien intrigant ! Tant d’objets, de manuscrits, de tableaux, d’accessoires en tout genre habillaient ce lieu !

 

— C’est un cabinet de curiosité, lança Rosa pour elle-même. 

— En effet, entendit-elle répondre en écho dans la pièce. Rosa se tourna et se retourna pour apercevoir qui avait prononcé ces paroles, mais elle ne vit personne. 

La voix continua :

— Tu te trouves dans mon Cabinet de Curiosité, celui de la grande Madame Rocher. 

Soudain, Rosa distingua une fumée blanchâtre au centre de la pièce, puis une femme s’en échappa. La dame en question était extrêmement belle et vêtue d’une robe rouge bordeaux en coton, très simple, mais relevée par de nombreux ornements. Une ceinture de cuir brun marquant la taille, à laquelle étaient accrochées deux petites bourses de couleur bleue. Des pendentifs de pierres précieuses ornaient son cou et tombaient sur la généreuse poitrine de Madame Rocher. Ses cheveux bruns et bouclés étaient retenus par un bandeau bleu et doré noué sur le côté droit, lui retombant sur l’épaule. Quant à son visage, il était d’une telle beauté ! Son regard était amplifié par le noir autour de ses yeux et sa bouche maquillée de rouge dessinait un sourire charmeur et envoûtant. Son allure était en parfaite harmonie, avec la richesse qui se dégageait des deux pièces que Rosa venait de découvrir et, plus étrange encore, cette femme était le portrait craché de la Madame Rocher qui habitait tout près du bar de Claire. 

— Êtes-vous la Madame Rocher à qui je sers tous les jours un double latte macchiato avec supplément caramel ? 

— Cette boisson est exquise, répondit la mystérieuse femme. Ça change de ces immondices de l’époque, conclut-elle hilare. 

Rosa ravala sa salive. Elle ne savait pas si elle devait rire, partir en courant ou s’évanouir pour se réveiller dans son lit douillet. Finalement, elle se décida pour une simple question :

— En quelle année sommes-nous ? 

— 1788, déclara nonchalamment Madame R. À voir les grands yeux que tu fais, je suppose que tu ne sais pas comment tu es arrivée là ni pourquoi ? 

Rosa secoua la tête, retenant son souffle, tant la surprise était énorme. Madame Rocher reprit : 

— C’est chaque année la même histoire à Samhain. Ben se contente de poser le grimoire sur une table de café et BAM !les gens apparaissent dans mon cabinet et là, je dois tout reprendre du début. Mais avec toi, je sais que ça va être différent, quelque chose nous lie. 

— Que voulez-vous dire ?

— Un peu de patience, déclara calmement Madame R, laisse-moi t’expliquer quelques menus détails. Rosa, tu as fait un voyage dans le temps, tu te trouves, comme je te l’ai dit, en 1788 à Salem. Nous sommes dans la même maison que celle que j’occupe encore en 2024. Eh oui, avant que tu ne le demandes, j’ai 256 ans et non, je ne suis pas un vampire, mais une cartomancienne de génie. 

— D’accord, admettons que cela est vrai. Pourquoi est-ce que je suis là ? questionna Rosa de but en banc. 

— Pour me délivrer de ce maléfice qui me rend éternelle, annonça la voyante d’un ton neutre, comme si cela allait de soi. 

— Mais pourquoi ? C’est cool la vie éternelle ! Non ? interrogea Rosa tout en se déplaçant dans le cabinet. Les étagères étaient encombrées d’objets divers et variés, mais à bien y regarder, ils renvoyaient tous à la magie, à l’astronomie et l’astrologie, aux gemmes et aux peuples des fées et des lutins. Une pierre précieuse ici, un astrolabe par-là, des cartes du ciel et du monde qui s’étendaient sur les murs. De petits bouquets de fleurs séchées ornaient le bureau de Madame R et bien entendu, moult jeux de cartes étaient exposés aux regards des visiteurs curieux. 

Madame Rocher sourit avant de répondre : 

— Oui, au début c’était génial, mais là, je me lasse. Ma vie ne ressemble plus à rien et c’est difficile de devoir toujours trouver une excuse pour sauver les apparences. Le mauvais sort qui m’a été jeté m’empêche de vivre dans un autre endroit que Salem. J’essaie de passer entre les mailles du filet, mais Salem reste Salem et les sorcières sont encore très présentes ici et les inquisiteurs aussi. 

La jeune femme réfléchit un instant et décida que pour sortir de cette histoire farfelue, le mieux serait de jouer le jeu.

— Et quel est ce sort exactement ? interrogea-t-elle.

— Un sort de vengeance, lancé par une ancienne amie à qui, d’après elle, j’ai fait une lecture de carte erronée. 

La jeune femme regardait avec insistance la voyante pour qu’elle continue son récit. Rosa souhaitait en apprendre davantage sur cette histoire. Réelle ou non, cette suite d’événements excitait son intérêt, ce qui était assez nouveau pour elle, qui avait plutôt un caractère réservé. Mais comme à chaque Halloween, quelque chose résonnait en elle. Peut-être que ce soir, elle réussirait enfin à éclaircir ce mystère ?  

 

Madame R continua son récit. 

— En 1788, j’avais 20 ans, j’étais au summum de mon art et ma plus vieille amie était une sorcière. Nous étions aussi liées que les doigts d’une main, jusqu’à ce que Maggie tombe amoureuse d’un jeune paysan. Un homme fourbe et opportuniste à souhait. Je l’avais prévenue à maintes reprises de son mauvais caractère, mais elle n’a pas voulu m’écouter. Finalement, ils se sont mariés et bien que Maggie ait toujours été très prudente concernant ses pouvoirs magiques, son bougre de mari a découvert son secret et c’est là que tout a dérapé. Un soir, Maggie est venue me voir en cachette, elle avait besoin de conseils. Elle m’a demandé de lui tirer les cartes pour avoir une idée du chemin à emprunter pour sauver son mariage ou plutôt, devrais-je dire, sa vie. Car, vois-tu souvent, les gens se méprennent sur le rôle des diseuses de bonne aventure. Je ne fais qu’apporter des clés, j’interprète les signaux pour que la personne qui vient me voir sache vers où se diriger pour sortir d’une situation qui la tourmente, mais en aucun cas je ne peux prédire l’avenir. Chacun est responsable de ses actes et de ses décisions. 

— Mais qu’avez-vous dit à votre amie ?

— Quelque chose que je n’ai pas lu dans les cartes, mais dans mon cœur. Qu’elle devait quitter son mari et recommencer sa vie loin de Salem pour sa propre sécurité ! Évidemment, elle ne m’a pas écoutée et deux mois plus tard, elle a été pendue pour hérésie. Son époux l’avait trahie. 

— C’est tragique Madame Rocher, je suis désolée pour votre amie. Mais alors, quand vous a-t-elle lancé ce sort ? 

— Depuis l’au-delà, crissa la voix d’une personne qui n’était pas physiquement présente dans la pièce. 

 

Rosa, surprise par la voix aiguë qui devait probablement appartenir à Maggie, porta instinctivement ses mains à ses oreilles pour se protéger. 

Madame R se rapprocha de la jeune femme et la serra contre elle. 

— Tu ne crains rien. C’est après moi qu’elle en a, ajouta-t-elle.

— N’en sois pas si certaine, Roxanne, s’écria Maggie depuis l’au-delà. Elle est spéciale, elle vibre comme une traqueuse. 

— Une quoi ? interrogea Rosa interloquée par cette désignation qui lui était inconnue. 

Mais aucune des deux femmes ne lui répondit. Madame Rocher examina la jeune femme avec soin, de la tête aux pieds. Rosa se sentit comme traversée par des rayons X qui analysaient jusqu’à son âme. 

— Elle a raison. Tu es une traqueuse qui s’ignore, confirma Roxanne, sûre d’elle. Je savais bien que quelque chose était différent chez toi. 

L’esprit de la jeune femme réfuta vivement ces dires et Rosa s’écarta au maximum de Madame Rocher. Elle tenta de rester rationnelle, elle considéra point par point les raisons qui faisaient d’elle une simple fille comme les autres.

— Je ne sais pas à quel jeu vous jouez tous. Est-ce que c’est une caméra cachée ? Claire sort de ta cachette, vous avez assez rigolé maintenant, s’indigna Rosa très ébranlée par tout ce qu’elle venait de vivre. Tout cela est impossible et puis, c’est quoi une traqueuse au juste ? 

Madame Rocher se dirigea vers une étagère et y choisit un livret qu’elle tendit à Rosa. 

— Tiens, c’est pour toi, précisa-t-elle. Tu y apprendras tout ce que tu dois savoir sur les traqueurs et autres chasseurs d’êtres magiques. 

 

Rosa accepta l’ouvrage qu’on lui offrait et, d’un geste machinal, passa ses doigts sur la couverture abîmée. Comme si Madame R avait lu dans ses pensées, elle ajouta : 

— Il est en piteux état, c’est vrai que je m’en suis beaucoup servi pour essayer de chasser cette sorcière qui me hante depuis 236 ans. Malheureusement, comme tu peux le constater, rien n’a été efficace. 

— C’est logique, tu n’es pas une traqueuse, tes dons de voyance ne te seront d’aucune utilité, réfléchis un peu, grogna Maggie. 

— Tu comprends ce que j’endure maintenant, Rosa, s’esclaffa Roxanne avec ironie. 

La jeune femme regarda Madame Rocher qui semblait à la fois dépitée et amusée par cette situation. Ces deux vieilles amies étaient finalement à l’image d’un couple marié depuis 60 ans, qui s’aime, mais parfois ne se supporte plus. 

Soudainement, Rosa comprit que la raison de sa présence ici n’était pas tant de délivrer la cartomancienne du sort de la sorcière, mais de se libérer de sa propre ignorance. Qui était-elle réellement ? 







Chapitre 3

Un très vieux secret






 

— Qui suis-je ? Pourquoi m’avez-vous fait traverser des siècles en arrière alors que vous auriez très bien pu me dire tout cela dans le présent ? 

— Tu as raison Rosa, tu es maligne. Si tu es ici dans le passé, c’est pour une raison très précise. Il est l’heure pour toi de rencontrer ton arrière-arrière-grand-mère, lança Maggie d’une voix plus amicale. 

— Louise est ma fille, ajouta la sorcière. Elle a également voyagé dans le temps pour que nous soyons toutes réunies en cette nuit de Samhain.  

— Je n’y comprends plus rien, dit Rosa. Comment la descendante d’une sorcière pourrait-elle être l’ancêtre d’une traqueuse ? questionna la jeune fille. 

À cet instant, Louise fit son apparition. Elle paraissait avoir la trentaine, de taille moyenne et très fine, ses cheveux bruns étaient tressés et relevés en chignon. Elle portait une robe grise ceinturée à la taille et un cardigan vert foncé. Ses yeux brillaient de joie, et son sourire était aussi doux et rassurant que le soleil. 

Elle courut vers Roxanne qui la serra dans ses bras avec amour, puis leva les yeux vers le plafond, comme pour saluer et honorer sa mère défunte pourtant bien présente en tant qu’esprit. 

— Bonsoir maman, toujours aussi hargneuse, lança-t-elle avec malice. 

— Bien le bonsoir, tendre Louise, entendirent-elles répondre.

— Et toi, tu dois être Rosa, formula la nouvelle venue en lui souriant. Je suis enchantée de faire ta connaissance. Je suis Louise, ton arrière-arrière-grand-mère.

— C’est que j’ai appris, maugréa Rosa d’un ton plus cassant qu’elle ne le souhaitait réellement. 

 

Elle était ravie de rencontrer des membres de sa famille, mais ce contexte tellement étrange rendait ces retrouvailles peu naturelles. Et puis, il y avait tellement de questions en suspens. Par où allaient-elles commencer ? 

— Louise, commença Roxanne, je suis très heureuse de te retrouver. Cette nouvelle année était extrêmement longue. Tu ne peux imaginer les choses que les gens font ! Ce siècle est, je crois, le pire de tous. Te rends-tu compte qu’ils marchent tous en parlant tout seuls ? À notre époque, ils auraient tous été condamnés pour sorcellerie à marmonner de la sorte. Pardon Maggie, sans vouloir t’offenser évidemment, se reprit-elle en affichant une grimace et en levant les yeux au ciel. 

Rosa émit un ricanement avant de prendre la parole.

— Je pense qu’on peut aussi parler du réchauffement climatique, du non-respect général de la nature, de la violence et des disparités de plus en plus grandes entre les riches et les pauvres. 

— Ah ça, vois-tu, ce n’est pas nouveau, intervint Maggie depuis l’au-delà. Les violences et le fossé entre les pauvres et les riches étaient, je crois, plus importants encore lors des siècles précédents. Mais évidemment, le climat politique est différent de votre temps. 

— Bon, ne nous égarons pas. Nous sommes ici pour Rosa, tenta Madame R avant d’être interrompue par Louise. 

— En tout cas, je vois qu’elle tient de notre côté de la famille avec ce tempérament et ses prises de paroles. 

— À vrai dire, cela ne me ressemble pas. Habituellement, je garde mes idées pour moi. Mais depuis que j’ai atterri ici, ma langue se délie, reconnut Rosa. 

Roxanne et Louise se regardèrent. 

— C’est bon signe, ça prouve que tu es prête à devenir la vraie Rosa. 

— D’accord, mais qui est-elle ? sonda la jeune femme en question. 

— J’ai besoin d’un verre. Tante Roxanne, pourrais-tu ? 

— Mais bien sûr, où avais-je la tête, je n’ai encore rien proposé à mes hôtes. 

Sur ce, la diseuse de bonne aventure se dirigea vers un secrétaire, en ouvrit la première armoire et en extirpa trois verres qu’elle distribua à Louise puis à Rosa. Ensuite, elle sortit une bouteille de bourbon, s’en servit un double qu’elle avala d’un trait avant d’en proposer autant aux deux jeunes femmes. 

— Maintenant, c’est bon, à toi de jouer, Louise. 

 

La fille de la sorcière entama le récit de sa vie. Une vie en premier lieu heureuse avec Maggie, puis la trahison de son père qui fit pendre sa femme, rendant la petite fille orpheline. Plus tard, des jours meilleurs, son propre mariage, la naissance de ses enfants. Tout en honorant la mémoire de sa mère et en perpétuant la magie. Jusqu’au jour où sa propre fille tomba amoureuse d’un chasseur d’êtres magiques. Qu’allait-il advenir de sa famille si cet homme découvrait le vrai visage de sa fille ? 

Heureusement le choix que sa fille avait fait en se liant d’amour avec ce chasseur était le choix du cœur et cet homme, bien que destiné à les anéantir, comprit que tous les êtres dotés de magie n’étaient pas vils. Il opéra lui aussi des changements dans ses choix et même s’il restait un chasseur, il prêtait davantage attention à son intuition et s’attaquait uniquement aux êtres noirs, au cœur malveillant. C’est ainsi que naquit cette famille mixte de sorcière et de chasseur, unique en son genre. 

Cette singularité ne plut évidemment pas aux autres familles de chasseurs, ni de sorcières d’ailleurs, qui virent en ce mélange, un acte de magie puissant qu’il fallait étouffer le plus rapidement possible. 

C’est pourquoi, le cœur lourd, mais pour protéger leur descendance Louise et son mari envoyèrent leurs enfants dans des endroits où leurs identités seraient bien cachées. Chacun y recommença sa vie et, de fil en aiguille, tout un clan de sorcière-chasseur/traqueuse était né, vivant aux quatre coins du pays. 

— Donc, si je comprends bien, je ne suis pas seule ? J’ai une famille ? Des gens qui me ressemblent et qui traquent des êtres vils ou qui sont des sorcières ? 

— Euh, oui, je pense que tu as bien résumé, lança Louise, interdite devant la réaction quasi euphorique de Rosa.

— Mais, qu’est-il arrivé à mes parents ? reprit rapidement la jeune fille avec tristesse. Claire n’est pas ma vraie maman. 

 

Madame R et Louise baissèrent la tête en soupirant. Les parents de Rosa étaient prétendument morts dans un accident de voiture, mais, la jeune femme comprit à l’expression navrée des deux femmes que cela n’était pas la vérité. 

— Ils ont été tués par un autre chasseur, un chasseur issu de la famille qui nous traquait, mon mari et moi, avoua Louise. Il a réussi à retrouver leur trace, mais grâce au pouvoir de ta mère et de Roxanne, tu as été mise en sécurité jusqu’à ce soir, ton vingt-cinquième anniversaire. 

— Ta vraie mère, était une puissante sorcière, très douée. Pendant que ton père se battait contre le chasseur, elle en a profité pour te jeter un sort d’invisibilité et te cacher jusqu’à ce qu’une personne initiée te retrouve et prenne soin de toi. C’est grâce à la lecture des cartes de Roxanne que nous avons découvert ce qui était véritablement arrivé à tes parents. Ensuite nous avons fait le nécessaire pour que personne ne retrouve ta trace. Et te revoilà donc là où tout a commencé, à Salem. 

— Très bien, répondit simplement Rosa face à cette avalanche d’informations. Qu’en est-il de ma date d’anniversaire ? Pourquoi avoir mentionné mes vingt-cinq ans ? interrogea une fois de plus la jeune femme. 

 

Cette fois-ci c’est Maggie qui prit la parole. Sa voix, certes plus aimable qu’au début, restait encore très directe et froide. Certainement, un effet secondaire des siècles passés dans l’au-delà, pensa Rosa.

— Ta mère, en te jetant ce sort d’invisibilité, ne t’avait pas simplement rendue « transparente » aux yeux des chasseurs. Ton aura de traqueuse était également inactive jusqu’à tes vingt-cinq ans. À partir de ce soir, tu redeviens une cible pour tous les chasseurs et crois-moi, petite, il en reste plus que tu ne le crois. Comme notre famille s’agrandit de génération en génération tout en restant discrète, les chasseurs en font de même.  

— Alors quoi ? s’indigna Rosa. Je retourne dans le présent et je me cache pour le restant de mes jours ? C’est hors de question, affirma-t-elle avant que quelqu’un puisse ajouter quoi que ce soit. Je me suis cachée toute ma vie, débordant d’une rage et d’un besoin de mouvement que j’ai toujours enfoui, et maintenant que j’apprends qui je suis et que tout prend enfin un sens, il me serait encore une fois défendu d’être moi-même ? NON, j’apprends et je me bats. 

 

Soudain, le silence. Pour la première fois depuis son arrivée dans le cabinet de curiosité, Rosa n’entendit plus rien. Aucune des femmes présentes n’ouvrit la bouche pour objecter ou acquiescer à ses paroles. Ce calme dura un temps puis Louise se rapprocha de son arrière-arrière-petite-fille et l’embrassa sur le front. 

— Par ce baiser, je te donne ma bénédiction et ma protection pour la prochaine étape de ta vie, ma belle Rosa. 

Roxanne en fit de même, et Maggie souffla une brise fraîche sur la joue de sa descendante.  

 

La mission de Roxanne, Maggie et Louise était achevée. Elles avaient veillé sur la petite dernière de la famille qui maintenant volerait de ses propres ailes. 

 

— Il est temps pour toi de repartir dans le présent, Rosa, dit Roxanne. Garde bien cet ouvrage avec toi, il te sera d’une grande utilité pour tes futures aventures, ajouta-t-elle en lui tendant le livre qui l’avait mené jusqu’ici. Sois prudente. 

 

Brusquement, L’Histoire de la Magie au cours des siècles s’ouvrit à nouveau, la lueur bleue refit surface et l’aspira à travers la brèche au centre du livre. 







Épilogue

 



Quand elle ouvrit les yeux, elle était couchée dans son lit douillet, un filet de bave coulant de sa bouche. Des effluves de nourriture chinoise s’échappant de la cuisine la ramenèrent au présent. Venait-elle de rêver de son ancêtre, une sorcière de Salem ? Tout semblait si flou et pourtant si réel. Rosa se dirigea vers la table du salon qui avait été préparée pour le repas.

— Tu es là ? s’étonna Claire en voyant la jeune femme encore ensommeillée. Je croyais que tu étais sortie. Tant mieux, nous pourrons manger ensemble et célébrer ton anniversaire, se réjouit sa tutrice. Au fait, avant que j’oublie, quelqu’un a déposé ça pour toi dans la boîte aux lettres. 

Claire lui indiqua d’un signe de tête, un petit paquet posé sur le plan de travail de la cuisine. 

Intriguée, Rosa déchira le papier bleu et doré qui enveloppait le cadeau. Aucune lettre n’accompagnait le présent. 

— Alors, qu’est-ce que c’est ? demanda Claire, curieuse.

— Un livret sur les traqueuses, lança Rosa en souriant. 

 

Roxanne profitait d’un autre verre de bourbon dans son cabinet de curiosité en 1788. 

— Maggie, je crois que tu peux lever ton sortilège maintenant, non ? Rosa est au courant, notre travail est accompli. 

— Ne voudrais-tu pas tirer les cartes une dernière fois avant que je te libère ? Car après, tu sais bien, tu me rejoindras dans l’au-delà, murmura Maggie. 

 

Madame Rocher prit son jeu de cartes et le mélangea comme elle le faisait depuis des siècles. Ensuite elle le coupa de la main gauche et ne choisit qu’une carte, qu’elle posa face contre son bureau puis, un voile de fumée blanche l’enveloppa. 

La carte se retourna, la mort y était représentée. Son travail était achevé, son heure était venue…

 

 

 

 ***

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À DÉCOUVRIR  les "Sorcières de Clann Nàdair" dont le tome 2 sort le 04 novembre prochain. 


 

 

 

 

 

 

 

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